Ô Aelig, douce Aelig.

Tu n’avais jamais été confrontée à pareille situation. Hormis l’incendie de Blenheim, ta vie n’avait été qu’un long fleuve tranquille, pardonne ce choix de mots. Ta grand-mère avait toujours veillé à ce qu’il ne t’arrive rien, à ce que le monde extérieur ne puisse pas te faire davantage de mal que ce que ta mère avait pu tatouer à l’acide sur ta peau pâle.

Et pourtant… Voici l’instant où il te faut réfléchir, sauver ta vie. Agir. Être quelqu’un. Sauf que sans ton sens de la vue, qui semble être un apparat vital en ce jour, tu te sens fichtrement maladroite tout à coup. Tu as peur, Aelig. La terreur te rend plus maladroite qu’à l’accoutumée.

Ironiquement, ce n’est pas tant pour toi que tu as peur mais pour autrui. Pour Tim. Vous deviez vous rejoindre avant que tu ne sois emportée par un mouvement de foule et amenée ici. Quelle tragédie.

Tu pivotes, fais un pas en avant et quelqu’un te bouscule sans prendre la peine de s’excuser. Tu t’échoues au sol, tes manches commençant d’ores et déjà à se détremper. Cette eau-là n’est pas suffisante pour se noyer, pas encore. Mais cela ne saurait tarder. La question de l’instant reste tout de même : Où pourrais-tu bien aller ?

Félicitations, Nikita. Ca t’apprendra à venir à la gare juste pour acheter les bonbons qu’on trouve dans les distributeurs. Un peu plus de jugeote, et tu aurais compris que sortir aujourd’hui n’était pas une bonne idée ; mais le ciel était parfois tellement menaçant en Russie, ça ne t’avait pas fait peur. T’as peur de quoi, toi, de toute façon ?
Quoiqu’il en soit, il faut s’activer. La gare est encore relativement au sec pour l’instant, comparé au déluge qui continue de tomber dehors, mais c’est pas une raison pour se la couler douce ! Heureusement, la plupart des gens présents ont l’esprit vif et cherchent à se mettre à l’abri. Malheureusement, ils ont parfois des idées débiles, comme sortir de la gare.
Anyway.
Tu fais rapidement un tour des lieux, tes chaussures faisant shwick shwick dans l’eau. Et tu tombes sur une meuf par terre. Bah quoi ?

“Hé, c’est pas le moment de dormir, faut se bouger là !”, lui dis-tu en la remettant sur ses pattes. Tu jettes rapidement un coup d’oeil autour de toi, avant de reprendre la parole.

“Bon, tu vois l’escalator, là ? Il est bloqué, il craint rien. Monte en haut, tu seras au sec. Allez !”

Mon humain pleure. En temps normal je l’aurais bien réprimandé mais nous sommes actuellement confronté à une situation que je suis moi même incapable de gérer et je vous avoue que l’air humide me met très mal à l’aise. J’ai presque peur. Je ressens une panique générale et cela ne dit rien qui vaille, même si les humains ont tendance à avoir peur de tout et n’importe quoi.

En même temps quelle idée de venir jusqu’ici pour faire je ne sais quelle expériences sur la qualité de l’air ou peu importe. J’ai beau beaucoup apprécié mon humain parfois j’ai du mal à le comprendre.

Bref. Mon humain fait de son mieux pour ne pas se faire envahir par la peur mais les larmes sur son visage le trahissent profondément et le voir ainsi déambuler au milieu de cette foule sans trop savoir ou aller fortifient mon opinion actuel. A ce rythme là on va tous les deux se blessés et ça sera de SA faute.

Ah, voilà que mon humain réussit enfin à calmer sa crise de larmes alors qu’il tombe nez à nez avec l’une de ses connaissance. Mon jeune humain ravale un hoquet et...se remet a pleurer a chaude larmes, réussissant à peine à articuler sa réponse.

- Oh, Lancelot. Quelle joie de te voir.

Et puis j’en ai marre de l’entendre pleurer, finalement. La cacophonie générale doublée avec toute ses émotions mélangée ensemble ont réussi à me mettre de mauvaise humeur et je le lui fait comprendre en mordant un doigt qui dépasse à l'intérieur de ma chambre. Effet instantané, mon humain cesse de pleurer pour de bon et je retrouve le Narcisse que je connais.

- Aïe, hey ! On a pas le temps pour ça, Jury. Me dit-il alors qu’en réalité, on a toujours le temps pour moi. Il reprend, pour son ami cette fois. A-ah, excuses moi. Tout va bien, merci. Tu as raison, on devrait se mettre en hauteur.

Je dois bien vous avouer que je préfère le voir comme ça.

Ô Aelig, douce Aelig.

Malgré la terreur qui te ronge et l’inquiétude pour Tim qui grandit de minute en minute, un élément vient perturber l’avancée de ton cauchemar. C’est la voix d’une autre personne, d’un homme. Plutôt jeune si tu te fis au timbre de ses vocalises.

Ses paroles t’auraient plutôt inclinée vers le rire, dans d’autres conditions. Mais présentement, tu ne sais offrir que des paroles broyées par une panique qui t’infuse petit à petit. « Euh… Non, je ne peux les voir… » Tu sens l’agitation, Aelig. L’eau qui lèche tes chevilles perturbe tes sens, tu ne sais plus vraiment où donner de la tête.

Et puis tu entends non loin de toi un souffle, un appel. On demande quelqu’un. N’importe qui. Alors tu te détournes de ton sauveur pour aller t’arrimer à l’âme en perdition. « Ca va aller, tout va bien se passer. » Tu aimerais pouvoir valider ton propre propos, Aelig. Mais les dés sont déjà hors de ta portée.

Un vacarme de tous les diables te fais trembler. Pour la première fois, tu ressens ce sentiment depuis bien longtemps. La terreur. « Il… Il faut que nous montions à l’étage… Peux-tu bouger ? » Peut importait celui que tu avais en face de toi, au fond.

Je sursaute suite a un bruit sec provenant d’un peu plus haut. J’ignore de quoi il s’agit mais d’après le pas en arrière que fait mon humain je crois comprendre que cela n’annonce rien de bon.

- Oh, Seigneur.

Des mouvements brusques et la scène autour de moi se met à changer, j’imagine que nous bougeons enfin et c’est sans surprise que nous observons maintenant une foule immense prenant d’assaut les escaliers les plus proches. J’arrive presque à entendre le rythme cardiaque de mon humain s'accélérer comme jamais lorsque son attention est attirée autre part.

- Hum, wow. Tu devrais peut-être aller lui parler, non ? Peut-être qu’il est trop concentré pour remarquer ce qu’il ce passe autour…?

Ayant probablement peur d’être entendu par l'écrivain inconnu je remarque que mon humain baisse la voix au fur et à mesure, une habitude qui ne le quitte jamais vraiment.

Tu tournes les talons immédiatement après avoir donné un “conseil” à la demoiselle sans yeux.
Sans yeux ?
Merde.
Tu prends conscience de ton erreur un peu tard, Nikita. Lorsque tu retournes sur tes pas, elle n’est déjà plus là. Mais ça fait à peine une minute ! Et alors ? Tu as quand même laissé une invalide se débrouiller au coeur de la panique ambiante. Bravo. En plus des câbles commencent à tomber par terre. Hélas, t’es pas Moïse, tu peux pas virer l’eau d’un coup de baguette magique. Alors à la place, tu cours vers les trains à quai. La cage de Faraday.

“Hé ! Que tout le monde monte dans les trains, dans le calme et la bonne humeur !”

Tu saisis par le col un homme ventripotent qui commençait à jouer des coudes pour monter en premier. Un peu à cran, tu te retiens de lui mettre un coup de boule. Tu choisis à la place de répéter les consignes, d'un ton plus autoritaire encore.

“On a dit le calme et la bonne humeur !”

Tu fais en sorte que ta voix porte. Au moins, la fille sans yeux a des oreilles. Peut-être qu’elle suivra le son mélodieux de ta voix. C’était pas Tim qui causait d’une meuf comme ça parfois ? Merde merde merde. T’as envoyé la copine de ton bro à l’abattoir, Nikita.

Ô Aelig, douce Aelig.

Tout ne se passait pas vraiment comme cela aurait dû se produire à la base. Tu as bien conscience de cela, Aelig. Tu as peur, tes fibres tremblent sous cette pression que tu ne connais pas, que tu n’as jamais réellement connu. Après tout, ta grand-mère t’a toujours construit un abri sûr et à l’abri du danger. Des mondes extérieurs également. Alors tu as du mal à gérer ce genre de pression, oui. Tu as du mal, Aelig. Tu voudrais que Tim soit là, avec toi. Il saurait quoi faire. Il te rassurerait.
Tu te fais honte, Aelig.

Tu voudrais te reposer sur autrui alors que tu as déjà agis ainsi toute ta vie durant. Il est temps pour toi de changer, de t’affirmer. Et cela commence par agir intelligemment. En suivant la seule personne apparemment capable de s’organiser. Tu donnes une pression sur la main du garçon « Viens ! » et tu l’entraîne avec toi. Enfin, tu essaies… Mais bien vite vos mains se délient et tu te retrouves bien impuissante à ton tour. On te fait monter dans ce qui semble être un abri de fortune, à l’abri des chocs divers et variés. Mais dans cette foule, ce brouhaha, tu ne sais pas vraiment quoi faire.

Alors tu te laisses échouer dans un recoin de ce wagon, tâchant de contrôler ta respiration. Et tu pries pour pouvoir être utile prochainement.