Quelque soit le moment de la journée, on est toujours après minuit. Même quand il est minuit pile, on est après le minuit précédent. Toujours. Alors cette histoire de gremlins à ne pas nourrir après minuit, ça t’avait toujours mis la puce à l’oreille. Si on ne peut pas manger après minuit, on ne peut jamais manger, non ? Et toi tu veux toujours manger Nikita. Pas question de laisser une limite temporelle te priver de la sensation de satiété. Et puis d’ailleurs, le temps n’est qu’une construction humaine. Ca ne veut rien dire. C’est pourquoi, à 2h42 du matin, tu décides d’aller manger. Dans les cuisines. Sans même faire attention à tes colocs endormis, tu enfiles une paire de rangers dégueulasses avant de sortir. Direction les cuisines.

Alors évidemment, Blenheim la nuit, c’est un parcours du combattant. Mais les raids de nuit, ça te connait, alors les couloirs tu les fends à toute vitesse. Le seul problème, c’est les rondes de nuit. Faut éviter les surveillants, et en général tu t’en sors plutôt bien. On ne t’a attrapé que deux, trois fois pour l’instant selon la police, quatorze fois selon les manifestants. McClusky va finir par avoir une dent contre toi. Ce serait gentil de sa part s’il voulait bien fermer les yeux sur tes petites escapades gourmandes.

Lorsqu’enfin tu arrives dans la cuisine, tu prends garde à fermer la porte avant d’allumer la lumière. Puis, en te frottant les mains, tu commences à regarder un peu partout dans les placards, à la recherche de quelque denrées à te mettre sous la dent. Et il passe bien dix minutes avant que tu te rendes compte que quelqu’un t’observe. Quelqu’un te regarde pendant que tu ravages un paquet de gâteaux au chocolat en les trempant dans du ketchup. T’es dégueulasse, Nikita.

Lorsqu’enfin tu te rends compte qu’un regard est posé sur toi, tu te figes. Vivement, tu balances des paquets par terre, puis tu te tournes et commences à courir vers la porte, dans l’espoir que le surveillant soit déstabilisé par la chute de la nourriture, et ne t’attrape pas parce que tu es trop rapide.
Et puis, à nouveau, tu te stoppes dans ta fuite.

“Oh, salut ?”

Ca, c’est pas un surveillant, penses-tu à cet instant. Sans même douter de toi une seule seconde, tu lui tends un biscuit, partageur amical aux goûts étranges.

Je n’étais pas descendu grailler ce soir-là, avec les autres, à l’heure habituelle et dédiée à notre repas en commun. Non pas parce que je n’en avais pas eu envie, mais plutôt parce que j’étais trop absorbé par mes pensées. Aussi, le temps que mes colocs me préviennent, que je leur balance un ‘ouai ouai j’arrive dans cinq minutes’ eh bien…. Une heure et demi était passée. Et du coup, fatalement, le restaurant était fermé, maintenant. Du coup, j’ai été ensuite prit d’un sentiment bien connu des mecs qui doivent réviser : la flemme. J’avais vraiment pas envie de me bouger, non, du tout.

Je m’étais dit que ce n’était pas grave, que les nuits que j’avais passé sans avoir mangé avant, si elles n’étaient pas légions, n’avaient jamais été plus problématiques que ça. Je pouvais bien remettre le couvert encore une fois – avec cette expression absolument pas appropriée, pour le coup. Seulement voilà, mon estomac en avait décidé autrement en me réveillant en plein milieu de la nuit histoire de me faire savoir que si je ne voulais pas le voir commencer une autodigestion, c’était le moment ou jamais de bouger mon cul pour aller bouffer.

Bon, ok, très bien. Me voici donc qui sort de ma chambre avec deux-trois fringues à peine appareillées et des chaussettes épaisses – j’ai dans l’idée que si je dois me barrer en courant pour éviter les surveillants qui zonent, mieux vaut des chaussettes sur le tapis que des chaussures lourdes. Question de logique et de discrétion.

Je descends donc les étages avec la vigilance d’Ezio Auditore – au moins. Pas envie de tomber sur l’autre gorille de service – j’aime pas les mecs plus grands que moi ça me met mal à l’aise. Bref. Personne en vue, parfait. Je m’enfonce vers les cuisines quand, soudain, j’entends du bruit en provenir. Tiens donc, un renard qui aurait profité de la nuit tombée pour venir choper un truc à becqueter ? Oui. Et non. Ou alors ce renard-là, il a vachement d’attributs humains. Je ris deux secondes.

Oups, cramé. Je lui ai fait peur je crois. Pendant un quart de seconde vu sa démonstration de lancer de gâteaux. Je souris, grosse ambiance après minuit. Ahah.

« Calmos princesse, j’suis pas un infiltré, j’viens en ami. »

Et puisqu’apparemment, on en est au même stade, autant partir sur une collaboration, non ?

« Alors, y’a quoi de bon à manger ? »

C’est quand même pour ça que je suis là, à la base.

Décidément, il rôde des êtres fascinants au palais, en pleine nuit. Au moins, ça n’était pas un surveillant, et ça te permettait de te goinfrer davantage. Jusqu’à ce qu’un surveillant ne vous attrape tous les deux, évidemment. Mais l’heure était à la réjouissance : un goûter de minuit (plutôt 3h du matin) à partager, c’était encore mieux !

“Princesse ? Tu trouves que j’ai l’air d’une princesse ?”

Ton air patibulaire s’efface peu à peu. Surpris que le qualificatif de princesse s’applique à toi, tu fixes le nouvel arrivant avec des étoiles dans les yeux. Princesse. Ca veut dire que t’es beau, Nikita. Gracieux et élégant aussi. Enfin tu crois. En plus il a dit venir en ami. Et t’as pas beaucoup d’amis, Nikita. La routourne aurait-elle tourné pour toi ? Tu mâchonnes pensivement une bouchée de cake tout en passant en revue ce que tu as pu trouver dans la cuisine jusqu’à maintenant. On dirait qu’il y a un peu de tout, en fait. Tu as simplement ignoré les légumes, comme à ton habitude, mais il devrait y avoir de quoi satisfaire les palais même les plus capricieux.

Puis tu écartes les bras, mimant un présentateur, avant d’annoncer le menu avec un lourd accent russe.

“Très cher invité, soyez le bienvenu, prenez place et préparez-vous à en prendre plein les papilles ! Ce que le chef a concocté pour nous aujourd’hui est bon, très bon, ou très très bon, au choix. Il y a des pizzas à l’anchois, un tas de biscuits secs, des restes de barbecue, je crois, et des sauces diverses et variées.”

Tu reprends ton souffle après ton court monologue. Il n’y a que l’embarras du choix, quoi. Puis tu retournes à tes oignons ; tes gâteaux au ketchup ne vont pas se finir tous seuls.

“Au fait t’es qui ? T’es au courant que t’as pas de chaussures ?”

C’est peut-être lui, la princesse, finalement. Cendrillon, en fuyant son prince, a perdu ses souliers d’argent.

Je meurs de rire. Putain mais c’est quoi ce gars, sans déconner ? C’est un sketch à lui tout seul, c’pas possible autrement. Lais, honnêtement, est-ce que ça me dérange ? Pas le moins du monde, au contraire. Il égaie un peu ma soirée, sans le savoir. Mais on va faire en sorte que ça reste inconnu au bataillon, ce petit détail. Ça ne le regarde pas, après tout. Tout comme les raisons de sa présence ici ne me regarde pas non plus, en soi. Même si je pense que je peux m’en douter très fort, au fond. On est deux gros dalleux, ouai. Joli tableau.

Mais je vais m’en contenter pour ce soir. Je le laisse faire son speech. Il m’a donné faim, encore plus qu’avant. Enfoiré. Mais je l’aime bien.

« Et toi, t’es au courant que t’aurais jamais pu faire profession chez les ninja ? Parce que niveau discrétion, c’est un peu rappé. »

J’ai failli dire ‘un peu comme ta tronche’ que ça m’aurait fait rire mais je me retiens pour le moment. Il ne m’a rien fait et je n’ai pas envie d’être vindicatif avec lui. Et même si mon trait d’humour n’aurait pas eu pour vocation d’être spécialement méchant, je sais mieux que personne que ça peut être mal perçu, ahah. Pour l’instant je veux juste bouffer en paix, pas qu’on m’emmerde comme un Social Justice Warrior. Du coup je réserve les vannes pour une prochaine fois.

« Va pour la pizza. Y’a de quoi la faire réchauffer ? Et y’a de quoi boire un peu avec ? »

Comprendre par-là de l’alcool, hein. Tant qu’à faire, autant être des pique-assiettes jusqu’au bout, pas vrai ? Et puis bon, une bonne murge à trois heures du matin, quoi de mieux pour créer des liens ? C’est bien connu, que la picole c’est un lubrifiant social après tout.

Tu balaies les mots de ton camarade d’un revers de main et d’un “pfffff” vraiment pas distingué. Toi, un ninja ? De deux choses l’une : les ninjas, en Russie, il n’y en a pas. Et puis, franchement, pourquoi jouer la discrétion quand être bourrin c’est bien plus rigolo.

“T’inquiète mon gars, ninja c’était seulement mon deuxième choix de carrière. Heureusement que je suis bien parti sur le premier ! MAIS POURQUOI T’AS PAS DE CHAUSSURES ??!”

Tu perds patience, Nikita. Et ce mystère s’épaissit. Enfin, cet inconnu a la bonne idée de réclamer un truc pour réchauffer. Allons bon. Toi, tu n’y avais même pas pensé. Le plaisir gustatif ? Kézaco ? Que ce soit brûlant ou givré, tu fourres dans ta bouche tout ce que tu peux trouver de comestible, c’est tout.

“Y’a un four, là. Et des micro-ondes qui ont l’air de sortir d’une émission de télé à la Top Chef tellement ils doivent coûter cher.”

En fait, t’as une bonne estimation du prix de tout ça, Nikita. C’est quasiment les mêmes que chez toi. En revanche, pour ce qui est de boire, la question est tout de suite plus délicate.

“Tu bois des trucs normaux, toi, non ? Alcool à brûler, kérosène, tout ça, tu bois pas ?”

Qui sait si tu es sérieux, Nikita ? Qui sait, à part toi bien sûr. Tu montres un placard du doigt au dalleux qui t’accompagne. Il t’avait semblé voir des bouteilles pour le moins intéressantes, là-bas. Même si tu avais eu l’intelligence d’amener ta propre bouteille de vodka, toi.

Ola, ola. Je suis tombé sur l’hystérique du secteur ou quoi ? M’enfin, ça me dérange même pas, au contraire, ça me fait rire pas mal. C’est un sacré énergumène, que je vois là. Mais rien que pour l’exploit de m’avoir fait rire alors que j’ai la dalle, il mérite bien que je lui réponde.

« Du calme, princesse. J’ai pas de chaussures parce que je voulais être discret, à la base. Pas me faire gauler comme un con parce que mes semelles auraient couinés sur le parquet, tu vois ? Alors, rassuré maintenant ? »

Je ne cache rien de suspect dans mes chaussettes en plus, donc si c’est un amateur des théories du complot, il va être déçu. Je me dirige sans plus attendre vers le placard où semble être stocké la bouffe intéressante et… je tombe sur des céréales… Bon, on va dire que ça fera l’affaire pour commencer. Je profite que l’autre gars soit encore là pour l’interpeller.

« Tu veux manger aussi ? »

Je prends un bol, perso je me gêne pas.

« Non merci je prends des trucs qui se boivent pour de vrai sans me flinguer de l’intérieur. J’ai bien l’intention de dépasser les vingt-deux ans, tu vois ? Par contre, je ne suis pas contre des expériences culinaires. »

Ça m’a toujours fait marrer, ça aussi. Reste à voir s’il sera dans le même délire.

Son explication tient la route, tu peux lui accorder ça. Mais les chaussures c’est mieux pour courir au cas où un McClusky sauvage apparaîtrait. Ca permet de ne pas glisser, et de réveiller tout le monde dans les chambres ! D’une pierre deux coups. Même si les glissades en chaussettes sur le parquet c’est le bonheur.

“Mh ? Ouais ça va. J’avais pas peur, t’as cru quoi. Heureusement que t’as répondu en tout cas.” tu déclares d'un ton menaçant malgré toi, tout en léchant le fond d’un pot de confiture tel un malpropre. Dégueulasse. Mais tellement bon. C’est contradictoire.

“Ouais t’inquiète, j’ai commencé avant que t’arrives ! D’ailleurs j’ai le ketchup, si tu veux !” dis-tu en jetant vers lui la bouteille de ketchup. Après tout, il vient de se servir des céréales. C’est un bon mélange, certifié par les papilles gustatives du russe.

“C’est toi qui vois.” et tu prends une gorgée dans ta bouteille. Pas besoin de partager tes microbes, comme ça. “Oh, un truc intéressant à manger ! Une fois j’ai testé le camembert au carambar, mais ça doit pouvoir marcher avec n’importe quel caramel. Tu mets le tout au micro-onde et tu manges à la petite cuillère, un dé-lice.”

Tu omets de mentionner tes goûteurs ayant terminé à l’hôpital avec une intoxication alimentaire. Ils ont joué, ils ont pas gagné.

“Sinon on a le classique Menthos Coca. Ouais ? Non ?”

Oh mais il va se calmer tout de suite le petit prince option fantôme de l’opéra à tronche râpée. C’est pas ma faute s’il ressemble à une crêpe trop cuite, non mais ; pas besoin de rager. J’y suis pour rien moi. Mais bon, je vais pas m’arrêter là-dessus. Le ratio drôlerie/chiantise est largement penché en une faveur marrante.

« Ok, partage un peu ton truc, pour voir ? »

Je vais tester de voir s’il se sent d’humeur généreuse, lui aussi. Sait-on jamais que je sois tombé dans un bon jour. En attendant, monsieur à l’air friand des pots de confitures. Je note, peut-être qu’un jour ça pourra me permettre de le faire plier en mon sens. Héhé. En attendant… Je ne sais pas s’il m’a pris pour un neuneu mais il s’est trompé de calibre. Avec moi, ces jeux-là, ça ne marche pas.

« Mentos-Coca, hein ? Tu m’as pris pour un débile, c’est ça ? Je boirais pas ce truc même si c’était la dernière chose dispo ici. »

Je marque une pause.

« Par contre, le faire boire à un enculé pour me venger, pourquoi pas. Le voir vomir des litres de mousses, ça doit être drôle. Pour moi, pas pour la personne dans mon viseur, évidemment. »

Mais c’est aussi le but, oh. J’ai bien l’intention de faire payer très cher cette gonzesse qui s’est cru au-dessus de Keiko et surtout suffisamment bonne pour que j’ai envie de la garder près de moi pour un temps indéfini. Elle va voir ce qu’il se passe lorsque l’on s’en prend à des gens auxquels je tiens. Tant pis pour elle.

« T’as l’air calé niveau crasse alimentaire, j’me trompe ? »

Si ça se trouve, c’est sa grande spécialité. Faudrait que je songe à lui demander deux-trois conseils, à l’occasion, du coup.

Partager ? Tu veux bien, sûr, mais il parle de quoi ? Ta bouteille ou bien le pot que tu racles avec la langue depuis environ 5 minutes ? Vu la situation, c’est sans doute la bouteille. Si non, bah, lost in translation. Tu prétextes que t’avais pas compris l’anglais, easy. Comment on dit cul sec en anglais déjà ? Peu importe.

“Tiens, пей до дна !”

Et surtout, bon appétit. Enfin, comme t’es à sec niveau boisson pour le moment, autant continuer de casser la croûte. Parler de camembert, ça t’a donné envie de fromage, alors… Attaquons-nous à ce roquefort de qualité qui coûte sans doute très cher, vu l’école que c’est.

Enfin, t’es à deux doigts de te rouler par terre de rire quand il parle de faire boire un mentos coca à quelqu’un. Tu notes d’essayer, un jour ; ça promet d’être marrant. Un peu sale peut-être, mais marrant.

“Tu crois qu’il vomirait ? Si ça sort par le bas, l’horreur… Oh, imagine si le bide éclate, ce serait dégueulasse. Mais cool.” tu commentes tout en tartinant du roquefort sur de la brioche. On se croirait en France, non mais. En tout cas, s’il y a des gens qui sont dégoûtés lorsqu’ils parlent de vomi à table, c’est clairement pas votre cas. Un point commun.

“Je sais pas, en fait je mange tout et n’importe quoi. Le goût change pas vraiment des masses alors peu importe. Mais les gens sont souvent dégoûtés.”

Aaah, c’est peut-être pour ça que c’est des crasses. Ou alors il parle d’autres genres de crasses ? Du style la torture par gavage, ce genre de choses ? Il y a trop de gens perspicaces dans cette école, et t’es beaucoup trop sur la réserve à ton goût. Comment tu pourrais deviner de quoi les gens parlent ?

Bwah en fait non il est plutôt sympa. Je me suis planté à son sujet. Tant mieux pour nous deux. Surtout dans cette situation. Déjà qu’on a l’air d’avoir passablement les crocs tous les deux – moi plus que lui puisqu’il s’est déjà empiffré alors que j’ai pas encore rassasié mon estomac – si en plus on avait dû s’embrouiller pour que dalle, merci mais non plus. En plus pour il parle, plus il me fait rire.

« T’es un bon toi. A t’entendre on dirait que t’es coutumier de ce genre de truc, ahah. »

Moi j’en dirais pas plus pour l’instant. Je sais bien ce que j’aurais à faire plus tard pour le ‘bien’ de l’entreprise familial. Mon oncle m’en a jamais parlé ouvertement. Mais je ne suis pas le dernier des débiles non plus. Aucune fortune japonaise ne s’est bâtie sans les yakuzas ou les mafias extérieures. Je vais juste devoir bien étudier la chose car là, aucun droit à l’erreur.

M’enfin, je vais éviter de trop parler taff, ça va me contrarier alors que j’ai tout pour caler ma faim. Ce serait con, quand même. Je prends le premier saladier que je peux trouver et pioche dedans avec une cuillère prise dans le tiroir adjacent. Ouai, aucun respect. Bas les couilles, j’ai faim. Et puis bon, s’il en reste, c’est que personne en voulait. Donc ça manquera à personne, CQFD.

En attendant, je suis peut-être trop curieux de trucs qui ne me regardent pas du tout mais… Aller, pas grave, je vais quand même poser la question.

« Mais tu dis que le goût change pas, chez toi. Comment ça se fait ? »

Histoire que je sache, quoi. Pour ma culture perso. Ca a à voir avec son visage à moitié brûlé ? J’ai pleins d’interrogations, maintenant, ahah. En attendant je me pose en face de lui, sur l’une des chaises ultra-confort de cette cuisine. Plus sympa pour discuter.

Tu finis d’engouffrer ta tartine, puis, rassasié, tu te cales plus confortablement dans ton siège. Si l’envie te vient, tu prendras bien un petit dessert, mais pour l’instant, c’est pause. Profitons-en pour discuter dans ce cas, Nikita.

“Oh euh, coutumier ? Non pas du tout hahaHA. Ce serait chelou nan ? Ouais. Grave.”

Et voilà. La discrétion incarnée, c’est toi. Tu le vois au regard que te lance Tim parfois ; tu le sais qu’il sait. Ou alors qu’il se doute de quelque chose. Mais t’es tellement mauvais acteur, ou alors tu te freines tellement, qu’au bout d’un moment tu finis par dire des conneries. Des trucs, parfois infimes, qu’il vaudrait quand même mieux ne pas dire. Alors tu te rattrapes, tu fais de ton mieux, mais crois-moi, personne n’est dupe, Nikita. Heureusement, tu peux faire passer ça pour de l’inconscience. Enfin, peu importe. Oublions ces sueurs froides. Contente toi de faire la conversation.

“Mh ouais, quand j’étais gosse on a eu un incendie. Je me suis cogné, fort. Maintenant j’ai plus trop le sucré et le salé. Encore l’acide et l’amer, mais apparemment moins fort que la moyenne.”

Tu hausses les épaules, un sourire limite orgueilleux sur les lèvres. Y’a pourtant pas de quoi être fier. Mais ça empêche pas de vivre ! Manquerait plus que ça.

“Des fois je sais que je vais trop loin avec les conneries que je bouffe parce que je digère pas. Mais sinon au goût ? Aucune idée !” tu t’exclames, donnant encore plus de détails à l’inconnu. Ce qui est un peu idiot. Tu peux même pas savoir quand quelqu’un essaie de t’empoisonner parce que tu goûtes rien. Tu donnes trop d’informations, et tu sais que tu dois pas faire ça. Mais c’est chiant de se taire !

C’est marrant. J’avais balancé ma connerie première sur le pur ton de la blague. Et pourtant sa réaction me fait hausser un sourcil. Je continue de manger en écoutant ses explications. Ah. Bah, chacun sa croix, hein, comme disent les occidentaux.

« Pas d’bol. »

Mais je hausse les épaules. J’allais pas m’apitoyer non plus, oh ? En plus ça aurait été inutile au possible, donc bon. Mais mon intérêt est dirigé tout autrement. Il cache un truc, ce type. Et puis c’est bizarre, maintenant que je le regarde plus près, j’ai l’impression qu’il me dit un truc. Au minimum j’en ai déjà entendu parler, c’est obligé.
Je me creuse les méninges sinon je sais que ça va me rester en tête pour toute la nuit et j’en ai pas spécialement envie. Déjà que mon appétit m’a brisé les noix, j’ai pas spécifiquement envie de perdre plus mon temps comme ça.

« Dis voir… Tu ne t’appellerais pas… Nikita, par hasard ? »

Si j’ai juste, et je pense avoir visé correctement – à moins que j’ai commis une erreur de jugement ce qui ne serait pas impossible non plus – alors c’est bien le gars autour duquel circulent pas mal de rumeurs cheloues. Lui et son espèce d’acolyte, là, donc j’ai plus le nom par contre.

Et si c’est bel et bien ce genre de mec que prêtent les rumeurs, il pourrait peut-être faire les affaires, tout compte fait.

« J’demande ça purement à titre informatif, hein. »

Ahah mais quel gros mytho je viens de sortir.