Pas que je sois du genre à m’inquiéter excessivement, mais en l’occurrence, là, je m’inquiète. Pourquoi donc, me direz-vous ? C’est bien simple : Elisa a mis un seul smiley dans son dernier SMS. Et je vous ferai dire que moi, je sais voir quand quelque chose ne va pas. Là, ça va VRAIMENT PAS. C’était un smiley chat.

Bref, j’ai fait tout ce qu’une personne censée aurait fait. J’ai fourré des DVDs de comédies musicales et des pots de Häagen-Dazs dans mon sac, avec des poches de glace, et des cuillères rigolotes que maman m’a envoyé la semaine dernière. Puis je me suis hâté vers la chambre de ma douce amie, dans l’espoir de savoir ce qui lui cause tant de chagrin. Peut-être qu’en discutant, on pourra y remédier. Sinon, soirée pyjama.

Mes talons claquant dans le couloir auraient dû être un indice suffisant de ma venue. Enfin, j’ai quand même toqué à la porte au cas où avant de l’ouvrir, comme si j’étais chez moi. En espérant que les colocs soient de sortie, je ne suis pas venu pour elles.

“Coucou, il y a quelqu’un dans le coin ? J’ai besoin d’une coiffure ! Helloooo ? Elisa ?”

Une petite réponse svp. Je me sens seul, là.

Tu ne veux embêter personne avec ça, pas vrai Elisa ?

Mais tu le fais pas ta simple existence, pauvre conne !

Tu essaies de faire de ton mieux, pourtant, pour réprimer ces affreux frissons qui te dévorent et te consument. Comment est-ce que les choses ont pu en arriver là exactement ? Tu ne sais pas vraiment. Ou plutôt, tu as une vague idée mais tu ne comprends pas lequel de tes mots a pu être mal interprété à ce point…

T’as juste trop ouvert ta grande gueule, comme d’habitude !

Tu as voulu ignorer ce message de Queen mais ce fut difficile. Très difficile. Trop difficile.

Surtout pour toi, tu supportes rien, abrutie.

Transophobe. Voilà un bien vilain mot. Encore plus vilain lorsqu’il s’associe à ta personne, n’est-ce pas ? Pourtant, ce garçon/cette fille, tu voulais juste être aimable et gentille avec. Comment est-ce que les choses ont pu si mal tourner ?

Ressasser cette question dans ta tête ne t’apportera pas de réponse par magie, idiote.

Tu voulais tout garder pour toi, mais les larmes qui ont inondées ton oreiller ce matin prouve que c’est une entreprise bien plus ardue que tu ne te la figurait au tout départ.

Pauvre co-

Et puis on frappe à la porte de ta chambre. Ce ne peut pas être tes colocataires, elles sont absentes –et puis la porte n’est pas fermée à clef. Tu déglutis. Tu reconnais cette voix.

« …Jun ? »

Tu aurais voulu contenir ça pour toi, mais ta voix s’est enraillée. Niveau discrétion, c’est pas encore ça.

Il suffit d’un petit mot. Un tout petit mot, rien que mon nom, pour que je comprenne que ça ne va pas. J’entre doucement, et, après avoir jeté un coup d’oeil dans la chambre, je me précipite vers le lit d’Elisa, un peu effrayé à l’idée de l’y trouver prostrée pour je ne sais quelle raison. Je balance mon sac dans un coin de la pièce avant de m'asseoir sur le lit de la demoiselle.

“Salut crevette. Tu me fais une place sous la couette ? J’ai de la glace si tu veux.”

Je passe ma main dans ses cheveux avec tendresse, puis la pose brièvement contre son front. Pas de fièvre, un peu humide. Diantre. Ca n’a vraiment pas l’air d’aller fort. Moi qui pensais qu’il ne s’agissait que d’un petit problème, une crise existentielle passagère, mon dieu.

“Je sais que ça va pas, t’as pas répondu à mes SMS. Raconte-moi ?”

Peut-être qu’il lui faudra un peu de temps, peut-être que rester mutique lui donnera la sensation d’être protégée, mais j’ai besoin de savoir. En parlant, j’espère que ça ira mieux.

“S’il te plait,” j’ajoute dans un souffle. Sa souffrance est partagée.

Tu ne pouvais rien cacher à Jun. C’était impossible. Il te connaissait très bien. Trop bien, même, peut-être. Jun était à la fois ton frère et ta sœur, un lien de famille issu d’une autre mère, d’une autre culture. Tu l’aimais comme on aime son reflet ; il avait cette liberté de mouvement avec toi que, jusque-là, tu n’autorisais pourtant qu’aux autres enfants de l’orphelinat. Car Jun avait ce petit pouvoir sur toi, qu’aujourd’hui encore tu ne t’explique pas mais que tu ne remets pas en question.

Pour une fois que tu ne perds pas de temps avec des questions débile, tu le fais perdre aux autres, le temps !

Tu te crispes, un peu. Est-ce qu’il a vu le post de Queen ? Tu en doute, sinon, il aurait su l’origine d’une pareille attitude, qui ne te ressemble pas, non ?

Pauvre conne !

Tu étouffes un sanglot alors que tu essaies d’articuler quelques mots, même une phrase. C’est un échec. « Queen… » Est-ce qu’il comprendra ainsi ? Est-ce que tu lui as laissé les outils pour décoder ? Pas sûr, Elisa…

J’attends, les mains serrées contre la couverture sous laquelle elle reste cachée. Un sanglot, bien qu’étouffé, me parvient, et mon coeur se brise un peu plus. Jusqu’à ce qu’un petit mot soit prononcé. Et la tristesse et l’incompréhension cèdent place à une colère chaude, une colère qui monte et qui crispe, qui paralyse et qui aveugle.
Une colère qu’il faut tenter au mieux d’éloigner.
Je me glisse prudemment sous la couette, plus près d'elle.

“Hey. Je suis là.”

Je prends ses mains dans les miennes, à la recherche d’un contact qui pourrait la rassurer. Petit être sur le point de se briser.

“Je sais pas ce qu’elle a dit, mais je sais que c’est faux.” dis-je dans un souffle, en lui adressant un sourire rassurant. Je cherche son regard. J’ai peur. Peur qu’elle se dérobe à moi, qu’elle s’enfonce davantage dans le silence, dans la solitude.

“Est-ce que… Je dois le lire ?”

Peut-être préfère-t-elle que le moins de monde possible soit au courant ? Elisa. Elisa, réponds-moi.

Jun, c’est ce pilier, cette force de la nature. Jun, c’est ton meilleur ami ici depuis la rentrée scolaire. Jun, c’est cette personne qui arrive à lire en toi comme un livre ouvert et qui sait comment tourner les pages pour te décoder. Tu n’as jamais su mentir, Elisa. Surtout pas à Jun.

Sauf que là, avec ce qu’il s’est passé, il va surement t’abandonner et il aurait raison !

Tu voudrais faire cesser cette voix dans ta tête, qui résonne et te maltraite. Mais tu n’y parviens pas, c’est plus fort que toi. Elle se nourrit de tes doutes, de ton manque de confiance en toi. C’est un terrain parfait pour ta triste situation, maintenant.

Pauvre conne.

Tu frissonnes. Mais au fond, tu veux prendre le risque. Tu ne sais pas si tu fais bien, mais au moins, tu veux essayer. Alors, tu prends ton portable et le tend à Jun. Il connait tes codes, tu n’as pas besoin de les lui rappeler. Et tes yeux se fixent sur son unité, sa silhouette. Et tu murmures, la gorge enrouée « Je suis désolée… »

Tes larmes coulent de nouveau, grosse faible.

Tâchant de me montrer le plus calme possible, je prends le téléphone d’Elisa, avant de la tirer vers moi.

“Shhhh…” Pas besoin d’excuses. Avec toute la délicatesse du monde, j’essuie ses larmes de mes manches et lui embrasse le front. Tout en caressant ses cheveux d’une main, je déverrouille son téléphone. Voyons voir. Tout le monde sait que ce “blog” n’est qu’un ramassis de connerie. Ce billet ne le confirme que davantage. Sans jamais lâcher Elisa, je termine la lecture ; la dernière phrase me rend incroyablement furieux. Mais c’est pas le moment. Ou peut-être que si ? Je serre les dents.

De quel droit peut-on oser demander à quelqu’un d’en finir avec sa vie, comme ça ? Quel être humain ferait ça ?

“Je suis super en colère, je suis désolé. Mais pas contre toi ! Contre cette- cette pute, là.”

Je me mords les joues, regrettant déjà de m’être emporté devant Elisa. Je file me cacher sous la couette avec elle. Finalement, on est bien là.

“Excuse-moi. Enfin, personne la croit, tu sais. Surtout pas moi.”

Je suis bien placé pour le savoir. Cet article relève de l’absurde le plus total. Et puis, c’est trop facile ce genre d’accusation. Accuser une Real Fake de parler sur des gens ? Ça, c'est gentillet. Et c’est d’une originalité. C’est comme si soudainement on révélait que la moitié des Precious ont subi des opérations de chirurgie esthétique. On se dirait juste “ah ok”, moi le premier. Mais cette forme de doxxing, sans fondement aucun ? Absolument barbare.
Cette histoire de transphobie, c’est à chier. Et j'irai personnellement faire face aux abrutis qui croient tout ce qu'ils lisent dans ce blog, qui boivent les paroles de Queen comme s'il s'agissait de la vérité absolue.

“Tu es la première à m’avoir accepté entièrement, immédiatement, sans rien demander en retour.”

Tout le monde fait des erreurs. Il arrive que l’on se montre indélicat, parfois. Mais franchement, Elisa, tu es peut-être la dernière personne que l’on pourrait qualifier d’étroite d’esprit.

Ta respiration saccadée et ton cœur battant se calment finalement. Petit à petit, les choses retournent à la – presque – normalité. Contre Jun tu te sens déjà un peu mieux Elisa. Tes yeux sont lourds après avoir tant pleurer sur plusieurs jours et ta tête te tourne un peu. Mais tes doigts s’accrochent aux vêtements de ton meilleure amie, de ta lumière vivante. Comme une enfant qui se cramponnerait à son bien le plus précieux pour se rassuré. C’est un peu ça…

T’es dépendante du premier venu, aussi !

Un frisson te dévore mais tu essaie de prendre sur toi. Soudainement, tu ne sais pas trop pourquoi, mais tu es renvoyée vers ces bribes de rêves que tu conserves bien malgré toi. Vers cette silhouette enfantine et floue, ce petit garçon que tu ne sais pas comment atteindre. C’est toujours comme ça. Et au réveil tu es seule, comme d’habitude.

Sauf que ce n’est pas le cas, là, abrutie !

Oui, la petite voix à tout de même raison sur un point : tu n’es pas seule dans l’immédiat. Alors, ravalant tes sanglots voulant naitre, tu inspires et expire calmement. Sous la couette, vous êtes comme protégé. Du monde, de Queen, de tout. Avec Jun à tes côtés, c’est comme si rien ne pouvait t’atteindre vraiment. Tu es protégée, Elisa. Protégée et aimée.

Profites, ça va pas durer !

« Mais… Comment je vais faire pour m’excuser ? » Auprès de qui ? Mais de ta petite victime, bien sûr ! Enfin, c’est là ta logique, Elisa, mais est-ce vraiment nécessaire, tout ça ? Au fond, même toi tu ne sais pas trop. Tu sais juste que là, tout de suite, maintenant, tu veux un peu de repos. Tu veux te changer tes idées et ne plus penser à ces plombs que l’on t’a vissé aux poignets, invisibles. « Jun… J’ai reçu pleins de messages… »

Ah bah oui, forcément, une victime si appétissante, ça attire !

Peu à peu, la tension semble retomber. C’est rassurant. Mais je sais bien que ça ne disparaîtra pas si facilement. Tout ça à cause de quelques mots choisis précisément pour blesser. Je ne sais pas ce qui me retient de péter un câble.

Enfin, si, je sais. C’est Elisa. Elle a besoin de moi ici, maintenant. Je tente de l’apaiser, continuant de caresser ses cheveux doucement, sans rien dire de plus. Elle mérite d’être en paix, avec les autres, avec elle-même. C’est INJUSTE. C’est impossible que Queen ait des remords, mais elle le regrettera amèrement quand je la trouverai, cette garce.

J’adresse un petit sourire encourageant à Elisa lorsqu’elle reprend le contrôle de sa respiration. Quel talent ! That’s my girl !

“Des excuses ?”

Je cligne des yeux, abasourdi. J'ai bien entendu ? La douceur de cette fille n'a donc aucune limite ?

“Mais tu veux t’excuser auprès de qui, chérie ? T’as rien fait de mal. C’est plutôt à l’affreuse de te faire ses excuses.”

Je refuse qu’elle aille s’excuser pour une erreur qu’elle n’a pas commise. Vous allez me dire “mais tu connais pas toute l’histoire, gnagnagna” ; je connais la sincérité et la gentillesse d’Elisa, et c’est tout ce qu’il me faut. Je juge sur les actions, point.

“Donne-moi ton téléphone, s’il te plait. Je vais gérer les haters.”

Dans le cas présent, je préfère attendre qu’elle décide de me prêter son portable volontairement ou non, plutôt que de lui piquer des mains comme d’habitude. La situation est délicate.

Tu sais que tu peux entièrement faire confiance à Jun. Tu sais qu’il ne t’a pas lâché une seule fois depuis que vous vous êtes rencontrés et que c’est sans doute, ici, ce qui se rapproche le plus de plus grand ami. Ton coup de foudre en amitié avec une personne haute en couleur comme lui, comme elle. Parce que Jun n’est pas genré et ne veut pas l’être. Ca ne t’a jamais posé de souci avec. Au contraire. Tu as accepté et tu t’es montré curieuse car très intéressée. Jun a alors eut la gentillesse d’épancher ta soif de questions sans rien trouver à redire. Chose que peu de gens savent faire.

Normal, les gens normaux ils sont pas aussi débiles que toi, Elisa !

Tu réprime un nouveau sanglot et lui tends ton téléphone. « Fais attention à toi, d’accord ? Je veux pas qu’il t’arrive quelque chose de mal, Jun, pas à toi… » Tu as encore un océan au bord de tes grands yeux bleus, près à dévaler tes joues une fois encore, à tout instant. « J’ai déjà blessé Lysandre alors je veux pas que toi aussi tu aies des ennuis par me faute… »

Pourtant t’es douée pour ça, Elisa. Attirer des ennuis à tes proches.

Tu te dis même que tu comprendrais si Jun te laissait, là, maintenant. Qu’il se détache de toi, ne t’accorde plus aucun intérêt. Après tout, qui voudrait être amie avec une transophobe telle que toi ? Si seulement ton cœur pouvait parler à ta place et que les mots n’étaient pas si superflus…

Je prends le téléphone d’Elisa et dépose un baiser dans ses cheveux. Tout va bien se passer.

“Ils peuvent rien contre moi, j’ai le pouvoir de l’amitié et de la beauté de mon côté !” dis-je, histoire de détendre un peu l’atmosphère. Et j’ai vraiment pas peur ! Ils pourront pas m’atteindre ces ptits pets foireux.

Bon. J’essuie les larmes d’Elisa qui menacent à nouveau de couler, puis je m’y mets. Pour commencer, bloquer les haters. Je m’exécute avec la froideur de ceux qui y ont déjà été confrontés, ceux qui ont l’habitude. Y’a rien de plus désagréable pour eux que de déverser un torrent de haine et n’obtenir aucune réaction. Pire ! Quelques fois, ils s’acharnent à envoyer leur merde sans s’apercevoir que ça ne viendra jamais jusqu’à nous.
Deuxième étape, on désactive les notifs. Ca fait une surcharge d’informations, c’est vraiment pas l’idéal maintenant. Et enfin, on pose le portable looooiiiin loin loin. J’y rejetterai un coup d’oeil plus tard.

“J’ai des ennuis quasi tous les jours, et c’est jamais de ta faute poussin. T’inquiète pas. Tu me causeras jamais de soucis. De l’inquiétude peut-être, mais jamais de problèmes.” dis-je en reprenant ma séance de caressage de cheveux. Un jour peut-être aura-t-elle assez confiance en l’humanité pour comprendre que je la lâcherai pas.

“Dis, tu veux pas manger un morceau ? Pour me faire plaisir ? Je parie que t’as rien avalé depuis un moment…” j’essaie de l’encourager. Maintenant, il faut manger et dormir. Discuter. Se rassurer. Elisa peut faire des erreurs, mais il faut avancer. Elle est vivante, c’est ce qui compte.

Depuis le temps, tu connais bien Jun et ses techniques pour fonctionner avec toi. Après tout, depuis le premier jour – et votre première rencontre -, il a eu le temps de comprendre ton fonctionnement. Car tu n’es pas si difficile que ça à cerner, après tout, Elisa.

Normal, t’es tellement plate comme meuf, aussi…

Et tu sais que par-dessus tout, Jun ne te lâchera jamais. Tu ne le et la connais certes que depuis quelques mois, mais c’est une sensation que tu as rarement eut. Et tu sais parfaitement l’identifier.

Pour ça au moins tu ne fais pas – trop – de conneries, encore, ahah.

Tu ne peux t’empêcher de laisser un rire aussi court qu’il est léger s’extirper de sa gorge nouée. Tu t’es toujours dit que Jun ferait un excellent comédien, une très bonne actrice, plus tard. Et puis, il et elle sait tellement bien rayonner… Tu l’envie parfois. Souvent. Mais tu ne veux pas décevoir Jun. Jamais. Ni maintenant ni dans cent ans. Jamais de la vie.

Pfff tu parles, si tous tes serments sont aussi fragiles que les autres, celui-là aussi fera pas long feu !

Tu trembles un peu mais tu ne veux pas lâcher. Pas alors que tu as désormais près de toi ton phare dans l’obscurité. Alors, doucement, tu te redresses, le corps encore engourdi de cette faiblesse qui fut la tienne. « Je… D’accord. Je veux bien essayer mais… » Tu n’oses pas lui dire que tu as déjà tenté de manger et que tout s’est soldé par un échec. Pour quoi te prendrait Jun si tu ne te trouvais pas être capable de simplement avaler un morceau ?

Pour une faible ; c’est bien que ce tu es, non ?